dimanche 21 octobre 2012

Les états d’âme d’un cadre commercial des années 50 dans "La modification" de Michel BUTOR


Dans ce roman de 1957 écrit par Michel BUTOR pour lequel il obtint le prix Renaudot, la profession du principal protagoniste n’est qu’un prétexte. Celui de voyages réguliers entre Paris et Rome où se trouve le siège de la Scabelli, la firme de machines à écrire dont notre personnage est le responsable commercial pour l’hexagone. L’ensemble du récit qui se déroule dans le train lors d’un voyage entre les 2 capitales sera l’objet d’une longue réflexion sur l’issue d’une relation que Léon Delmont entretient avec Cécile, une jeune italienne. Partant de la gare de Lyon avec la ferme intention de lui annoncer qu’il “l’installera” à Paris pour vivre avec elle, abandonnant femme et enfants, le voyage jusqu’à Stazione Termini l’amènera  à modifier ses desseins comme l’indique le titre de ce livre.
Sur son métier nous n’apprendrons que peu de choses, si ce n’est qu’il rencontre des clients à l’occasion de repas d’affaires et qu’il visite ses commerciaux disséminés sur le territoire français. Ce que l’on peut noter toutefois, ce sont ses états d’esprit, à l’occasion de rares passages, comme par exemple page 145 (editions de Minuit Coll. “Double” 1980) :
“... parce que chaque fois plus amère encore la différence s’affirmait entre cette vie plus libre et plus heureuse dont l’air romain vous avait donné l’espérance, et l’oppression, la charge parisienne sous laquelle elle s’enfonçait, parce que chaque fois vous lui apparaissiez vous trahir un peu plus vous même à Paris dans cette occupation de plus en plus fructueuse finacièrement, encore que celà ne dapassa point, certes des limites fort contraignantes et dont vous vous efforciez de plus en plus de vous cacher l’absurdité, abandonnant à chaque fois, à chaque relation commerciale que vous invitiez à dîner, un peu plus de votre fierté et de votre sens ancien, prenant peu à peu leurs rires bas, leurs lieux communs moraux ou immoraux, leurs expressions pour désigner les employés, les concurrents, la clientèle, vous avilissant, vous aplatissant devant ce système qu’autrefois vous ne faisiez au moins que pactiser, dont vous pouviez vous détacher au moins en paroles, et puis pendant un certain temps, au moins dans vos paroles avec elle (Henriette, son épouse), vous y livrant maintenant un peu plus aveuglément chaque fois en prétendant toujours que c’atait à cause d’elle, que c’était pour qu’elle pût être mieux installée, avoir ce bel appartement, pour que les enfants fussent mieux habillés, pour qu’elle neût rien à vous reprocher comme lui disiez autrefois, avec ironie au début, vous éloignant de plus en plus de vous et d’elle.”
Plus loin, Léon semble reconnaître sa jeunesse en la personne d’un passager du train qu’il appelle Pierre, et qui voyage amoureusement avec une jeune femme que notre cadre commercial baptise Agnès. C’est en adoptant ce parallèle et avec une réflexion sur le temps qui passe et le sens de la vie qu’il exprime à nouveaux ses états d’âmes (page 192, même édition) :

« Dans dix ans que restera-t-il de vous, de cette entente, de cette joie qui nie la fatigue, qui en fait une délicieuse liqueur que vous commencez déjà à savourer. Qu’en restera-t-il lorsque les enfants seront venus, lorsque vous Pierre, vous aurez avancé dans votre carrière peut-être aussi stupide que la mienne ou pire, lorsque vous aurez sous vos ordres quantités d’employés que vous paierez trop peu parce qu’il faudra bien que la boîte marche et que, vous, ce n’est pas la même chose, lorsque vous aurez cet appartement dont vous rêvez, quinze place du Panthéon. »
Au passage, on aura pu relever, déjà à l’époque, l’emploi avec un sens péjoratif de l’expression « boîte » pour désigner l’entreprise.